euh...
, Wiktor Stoczkowski, 1999 p. 256-262 :
L’un des premiers à manifester un intérêt inconditionnel pour le récit d’Arnold a été Raymond A. Palmer (1910-1977), rédacteur en chef du magazine de science-fiction Amazing Stories. Le 15 juillet 1947, trois semaines après que la presse eut relaté l’apparition des disques volants au-dessus du Mont Rainier, il envoya une lettre à Kenneth. Arnold, se déclarant prêt à publier son témoignage. Quelques jours plus tard, une autre lettre suivit, dans laquelle Palmer ajoutait, mystérieux : « il y a plus dans cette affaire que les journaux et les “experts” n'en ont dit 4 ». Qu'y avait-il de si intrigant pour Palmer dans l’apparition d’objets volants que l’on pensait alors venus plutôt de l’autre côté du Rideau de fer que du Cosmos ?
Pour le comprendre, il faut rappeler la singulière aventure dans laquelle Raymond Palmer s’est engagé au milieu des années quarante. Passionné de science-fiction dès la première heure, Palmer s’est vu confier, en 1938, la rédaction du plus prestigieux et du plus ancien des pulp magazines, Amazing Stories 5. L’exercice de cette fonction l’a vite habitué à recevoir des missives peu ordinaires dont les lecteurs du magazine n'étaient pas avares, et il n'a pas vu d’inconvénient à publier, en 1944, la lettre d’un soudeur de Pennsylvanie qui prétendait avoir eu la connaissance du langage originel de l’humanité, le Mantog, conservé par des races archaïques qui auraient survécu jusqu'à nos jours réfugiées dans des souterrains. Trouvant l’idée suffisamment fantastique pour intéresser sa revue, Palmer demanda des détails. En réponse, son correspondant, signant du nom quelque peu lourd à porter de Robert Sharp Shaver (Robert Rasoir Tranchant), lui envoya un manuscrit intitulé « L’avertissement à l’humanité future ». Ce n'était pas l’un de ces récits dont raffolaient les lecteurs d’Amazing, car ce n'était pas un récit du tout. Dans sa volumineuse épître, Shaver exposait gravement les messages que lui avaient communiqués des voix parlant dans sa tête. Les voix disaient que la Terre fut jadis peuplée de plusieurs espèces humaines dont les plus importantes étaient les Titans et les Atlans, créateurs des formidables civilisations de l’antique Lémurie, immortels tels des dieux. Avec le temps, le Soleil vieillissant commença à émettre des radiations nocives, obligeant les Lémuriens à s’abriter dans d’énormes cavernes souterraines qu'ils construisirent pour échapper au danger. Ce fut pourtant en vain, et ils finirent par se résoudre à quitter notre planète en dirigeant leurs vaisseaux spatiaux vers des soleils plus cléments du Cosmos. Quelques races d’humains primitifs restèrent pourtant sur Terre, et certaines, plus résistantes, évoluèrent vers l’homme moderne, tandis que d’autres descendirent dans les souterrains, où elles commencèrent à sombrer peu à peu dans la dégénérescence. Les descendants de ces bâtards résident encore dans des cités sous terre, manipulant des machines que les anciennes civilisations y avaient abandonnées ; toutes les misères qui affligent notre humanité supraterrestre, des grandes catastrophes ferroviaires jusqu'à la mise en circulation des chèques en bois, seraient dues aux rayons maléfiques projetés par les habitants des abysses. Le texte de Shaver portait quelques marques inquiétantes d’un délire paranoïaque, mais Palmer, ayant trouvé que ces idées pouvaient servir de trame à une bonne histoire de science-fiction, se mit lui-même au travail pour en faire un vrai récit, dans le style habituel des pulps.
Le texte parut en mars 1945, sous le titre Je me souviens de la Lémurie 6. La nouvelle était certes racontée d’une manière usuelle, mais une particularité la rendait inédite : dans la préface, Shaver assurait que l’histoire lémurienne était véridique et déplorait qu'elle dût être rendue publique déguisée en fiction ; l’éditorial de Palmer accréditait cette prétention 7. Jusqu'à aujourd’hui, le fandom se perd en conjectures pour savoir si Palmer y croyait vraiment. On l’ignore, mais on ne peut douter qu'il a tout fait pour que ses lecteurs crussent qu'il y croyait. Palmer connaissait mieux que quiconque la littérature fantastique et ne pouvait ignorer tout ce que Shaver devait à Lovecraft, Merritt et Wells. Qui plus est, comme beaucoup de fans de science-fiction à cette époque, Palmer était très au courant des textes classiques de l’occultisme, et les emprunts de Shaver à Madame Blavatsky et au colonel Churchward n'ont pas échappé à son attention 8. Grâce aux occultistes, la Lémurie était d’ailleurs à la mode aux États-Unis depuis une dizaine d’années. Après les révélations des rosicruciens de l’AMORC, qui clamaient avoir rencontré des survivants du continent englouti réfugiés dans le gouffre du mont volcanique Shasta, une Association Lémurienne (Lemurian Fellowship) fut créée à Chicago, en 1936, par Robert Stelle qui prétendait avoir été contacté par la Fraternité lémurienne du même Mont Shasta ; sa relation fit quelque bruit après la parution, en 1940, du livre où l’aventure était contée 9. Palmer suivait ces développements sans les juger étrangers à son domaine de prédilection et, dans les années quarante, il ouvrit les colonnes d’Amazing Stories à des publicités de l’Association Lémurienne ainsi qu'à des annonces de l’AMORC 10. En mai 1940, i1 fit paraître dans son magazine une nouvelle fantastique dont l’action avait pour scène l’ancienne Lémurie 11. Ces faits en disent long non seulement sur les échanges entre la science-fiction et les milieux occultistes, qui se poursuivaient à cette époque dans des publications à grand tirage, mais aussi sur le caractère convenu des révélations lémuriennes de Shaver. Le peu d’originalité que présentaient ces allégations devint aux yeux de Palmer un véritable atout commercial. Les résultats de la décision ne se firent pas attendre et le tirage d’Amazing Stories monta en flèche. Des rumeurs difficiles à vérifier – comme beaucoup d’informations qui émanent du fandom, porté sur l’affabulation – veulent que grâce à Shaver les ventes du magazine soient passées de 135 000 à 185 000 exemplaires 12.
Le fandom fut outré. Les passionnés de science-fiction prenaient la fiction très au sérieux et ils ne voulaient pas pardonner à Palmer d’avoir osé délibérément brouiller la frontière entre imagination et réalité 13. Un combat s’engagea par le biais des rubriques courrier d’Amazing et de son compagnon Fantastic Adventures. Mais l’affaire Shaver s’annonçait fructueuse et Raymond Palmer n'avait pas l’intention de renoncer à exploiter un si bon filon. D’ailleurs, les contes d’inspiration occultiste, présentés comme la divulgation de vérités secrètes, ne sortaient pas entièrement de la réalité, car ils répondaient à une réelle demande d’une bonne partie du public. Les textes de Shaver, réécrits par Palmer, devaient donc continuer à paraître dans Amazing pendant plusieurs années. Et c’est là que l’affaire Shaver rejoint l’affaire Arnold.
En juin 1947, juste avant que Kenneth Arnold n'observât ses disques volants, Palmer publia un numéro spécial d’Amazing Stories consacré entièrement à Shaver 14. Il s’agissait à la fois d’offrir aux lecteurs une nouvelle livraison d’aventures lémuriennes et de présenter des preuves qui pourraient convaincre les sceptiques de la véracité des informations transmises à Shaver par ses voix télépathiques. Jusque-là, les magazines de science-fiction ne se souciaient guère d’accompagner leurs récits de « preuves », mais la fiction véridique – ce genre nouveau pour lecteurs des pulps, réinventé par Palmer à partir d’un vieux modèle de la littérature occultiste – en avait manifestement besoin. De ces « preuves », la rubrique courrier d’Amazing Stories en débordait d’ailleurs depuis 1945. Certains lecteurs s’empressaient d’envoyer des descriptions de cavernes et de galeries souterraines dont ils avaient connaissance dans leurs contrées, et se souvenaient des on-dit (en fait, des croyances importées d’Europe ou empruntées au folklore indien) qui faisaient de ces lieux l’antre de créatures mystérieuses, similaires à la race souterraine de Shaver 15. D’autres, plus au fait de la tradition occultiste, reconnaissaient dans la préhistoire lémurienne des images familières et inclinaient à voir dans les messages de Shaver une confirmation de textes médiumniques plus anciens, tel l’Oasphe, épais volume retraçant l’histoire de l’humanité durant les soixante-dix-huit mille dernières années, communiqué télépathiquement au spirite new-yorkais John Ballou Newbrough (1828-1891) et publié pour la première fois en 1882. Les sites coutumiers de l’archéologie occultiste ont été également cités à cette occasion, montrant que Amazing Stories pouvait désormais faire appel à un vaste fonds de connaissances d’origine ésotérique, qui avaient eu le temps de s’enraciner profondément dans la culture de masse. Le numéro de juin 1947 ajoutait à tout cela une révélation nouvelle : les Lémuriens, vivant aujourd’hui quelque part dans le Cosmos, visitent encore la Terre en la survolant dans leurs vaisseaux spatiaux ; les observateurs angoissés qui scrutaient le ciel des États-Unis durant la guerre, en attente des avions japonais, auraient remarqué des apparitions étranges qui ne pouvaient être attribuées à aucun engin terrestre 16.
La confirmation des thèses de Shaver devait donc venir du ciel. A peine le numéro spécial d’Amazing Stories fut-il mis en vente, que l’observation de Kenneth Arnold se trouva à la une des journaux américains.
Palmer exultait. Le hasard ne pouvait lui offrir un plus beau cadeau. L’éditorial du numéro d’octobre 1947 annonçait la grande nouvelle : les vaisseaux aériens venus des étoiles et pilotés par les descendants des créateurs de l’ancienne civilisation de la Lémurie étaient de retour ; on les aurait vus au-dessus du Mont Rainier 17. Ergo, Shaver disait vrai. Shaver lui-même acquiesça, tout en se demandant si les extraterrestres revenaient seulement pour récupérer les engins laissés autrefois dans les souterrains ou s’ils profitaient du déplacement pour acquérir les dernières inventions fantastiques de la technique américaine, surtout des réfrigérateurs et des machines à laver, avec l’intention de les revendre ensuite sur d’autres planètes 18. Quoi qu'il en fût, le sort des soucoupes volantes était scellé : ni des bombardiers russes ni des armes secrètes de l’US Air Force, mais des vaisseaux extraterrestres pilotés par les anciens Maîtres de la Terre, débarqués tout droit de spéculations occultistes passées à la moulinette des pulps.
Kenneth Arnold s’est vu très vite enrôlé par Palmer et mis au service de cette thèse. Engagé d’abord pour mener une enquête sur une apparition d’OVNI signalée par un lecteur d’Amazing Stories, Arnold épousa ensuite l’interprétation extraterrestre de Shaver et finit par collaborer à un livre cosigné et édité par Palmer 19. Quant à Palmer, il devait continuer à utiliser Shaver et abandonner progressivement la science-fiction pour s’orienter vers la publication de magazines réservés aux phénomènes étranges et à l’occultisme 20. Des historiens du fandom pensent que Palmer a délaissé la science-fiction, fasciné par les mystères ésotériques découverts grâce à Shaver ; on prit l’habitude de rapporter que les visiteurs des bureaux d’ Amazing Stories voyaient Palmer se cacher derrière sa machine à écrire afin d’échapper aux ondes maléfiques des créatures souterraines 21. Palmer a certainement fait beaucoup pour accréditer ces rumeurs, mais on peut douter de sa sincérité ; le jeu de la « fiction vraie » a ses règles strictes et la mystification en fait partie. À la fin de sa vie Palmer avoua que, durant les années que son auteur fétiche prétendait avoir passées « dans les souterrains », Shaver avait en réalité séjourné à Ypsilanti State Hospital où on le soignait pour une schizophrénie 22.
Depuis leur première manifestation dans le ciel américain, les soucoupes volantes ont donné lieu à une pléthore d’interprétations variées et divergentes, mais la thèse extraterrestre s’est curieusement montrée la plus puissante et la plus populaire. La conjonction des facteurs qui lui ont donné naissance fut sans doute plus extraordinaire que la thèse elle-même : l’observation d’un patriote américain qui voulait sauver son pays de l’invasion soviétique, le délire d’un schizophrène qui entendait des voix et qui cherchait à transmettre leur message, l’intuition d’un éditeur qui tenait à relancer les ventes de son magazine de science-fiction au moment où s’achevait la pénurie de papier provoquée par la guerre. Cette insolite et multiple rencontre pourrait servir d’argument à ceux qui pensent que l’histoire suit les seuls chemins du hasard. Épouser ce point de vue, ce serait oublier que la concomitance d’événements fortuits s’est produite ici sur la voie bien balisée de l’héritage occultiste, dans lequel les uns puisaient pour confectionner leurs conceptions, tandis que les autres s’y référeraient pour juger de l’intérêt et de la plausibilité de ces mêmes conceptions. Comme cela arrive souvent, les coïncidences ont conflué en suivant le lit d’une structure rebelle au mouvement de l’histoire : les soucoupes volantes extraterrestres se sont faufilées dans notre ciel à travers la brèche ouverte par l’occultisme. Dans cette histoire, le seul véritable mystère qui demeure intact, ce sont les raisons de la première réaction de la presse américaine dont la complicité a permis aux soucoupes volantes de circuler dans un espace incomparablement plus vaste que celui des sociétés ésotériques et du fandom.