PRÉFACE
Depuis 1977, la France a accepté le pari de prendre au sérieux les témoins d’ovnis ou de « phénomènes aérospatiaux non identifiés ». Sous l’impulsion de l’ingénieur Claude Poher, le Centre national d’études spatiales a créé un Groupe d’Etude des Phénomènes Aérospatiaux non identifiés (GEPAN). En 2005, après bien des avatars, ce service est devenu le Groupe d’Etude et d’Information sur les Phénomènes aérospatiaux non identifiés (GEIPAN). Ce service a été dirigé pendant cinq ans par Xavier Passot, ingénieurI. Il nous livre aujourd’hui quelques réflexions qui lui ont été suggérées par les données sur lesquelles il a eu à enquêter. Son ouvrage s’adresse aux témoins potentiels pour les inciter à se méfier de ce qu’ils pourraient observer tant les pièges sont nombreux. Mais on aurait tort de prendre son livre pour une critique de l’ufologie. Xavier Passot n’a jamais eu le moindre complexe de supériorité face aux ufologues.
Bien au contraire : Xavier Passot a tenu compte du fait que les relations entre sciences et publics ont bien évolué. Le temps des experts tout puissants est terminé et il n’est plus possible d’accabler les témoins ni de dénoncer je ne sais quels « croyances populaires » ou complot contre le savoir scientifique. On ne peut plus demander aux publics d’apprendre sagement leur leçon de science et de faire confiance aux experts, surtout après le nuage de Tchernobyl miraculeusement stoppé à la frontière franco-belge en 1986 (qui a pu oublier cet épisode choquant de l’histoire de l’expertise scientifique à la française ?), les scandales de Monsanto ou de l’industrie du tabac. Il faut accepter le débat.
À la suite d’avis émis par un certain nombre de chercheurs, la direction du CNES a accepté le pari de s’ouvrir au débat public plutôt que de se refermer sur elle-même comme cela avait été le cas au cours des décennies antérieures. Cela a conduit le GEIPAN à établir un dialogue avec les enquêteurs amateurs longtemps rejetés et à en inclure certains dans son comité d’experts. Xavier Passot a été l’un des artisans de ce rapprochement. Loin de clore le dialogue avec les ufologues, il l’a accentué en organisant en 2014 un événement sans précédent dans les locaux du CNES à Paris : le premier colloque où pouvaient venir s’exprimer autant les chercheurs que les amateurs. Un pas a alors été franchi et il n’est désormais plus possible de revenir en arrière. Cette nouvelle alliance invite à tirer une tout autre leçon des enquêtes présentées dans ce document.
Jusqu’ici l’idée que l’observation du ciel était source de méprises a toujours conduit à stigmatiser les témoins (et les ufologues) en oubliant de s’interroger sur ce qui permettait aux scientifiques, qui jusqu’à plus ample informé ne sont pas des mutants, de ne pas commettre d’erreurs (ou d’en commettre moins) et de produire des données chiffrées fiables sur les phénomènes. L’histoire des sciences a permis de décrire comment l’observation spontanée de la nature et l’observation scientifique se sont peu à peu distinguées à partir du XVIIe siècle et de l’invention des instruments et des laboratoires scientifiques. Pourtant dès qu’il s’agit d’ovnis, on persiste à chercher l’explication des observations dans la psychologie des témoins au lieu d’inviter les historiens des sciences à nous permettre de comprendre l’histoire de ce fossé qui s’est construit entre sciences et publics. Les témoins commettent des erreurs lorsqu’ils observent les phénomènes célestes ? Bien sûr, c’est tout à fait normal. Ce qui serait stupéfiant c’est qu’ils ne commettent pas d’erreurs. Et ce qui est proprement stupéfiant c’est qu’on puisse encore croire, en 2018, que les scientifiques ne reproduisent pas les erreurs des témoins grâce à la mobilisation de je ne sais quelle capacité à l’objectivité. L’objectivité scientifique ne se compte pas en nombre de neurones mais en nombre d’instruments, de budgets et de compétences techniques. Je sais, pour avoir eu le privilège de suivre le travail réalisé par Xavier Passot pendant ces cinq années en compagnie des enquêteurs amateurs qui collaborent au travail du GEIPAN, qu’il n’adhère pas à cette vision rationaliste qui consiste à culpabiliser les témoins et les ufologues en comptabilisant les erreurs qu’ils pourraient faire, et qu’il a poursuivi l’effort de ses prédécesseurs visant à développer des liens toujours plus étroits entre les enquêteurs amateurs et le travail du GEIPAN, afin précisément d’essayer de combler ce partage que certains essaient toujours plus de creuser entre sciences et publics.
Car c’est en construisant toujours plus de liens entre sciences et publics que l’on pourra partager cette « objectivité » et certainement pas en limitant la parole aux seuls experts. Certes, cela implique de faire l’apprentissage de cette nouvelle démocratie étendue aux sciences. Ça tombe bien, il se trouve qu’on dispose de nouveaux outils comme Internet qui sont idéaux pour envisager de partager le savoir et pour étendre la prise de parole. Il est important de cesser de croire aux sciences si on veut pouvoir participer à leur élaboration. Car les sciences n’ont pas à demeurer une question de croyance comme le souhaiteraient certains rationalistes — qui ont par ailleurs le culot de dénoncer cette croyance quand elle ne colle pas avec ce qu’ils voudraient qu’elle soit. Les questions de sciences, qu’elles concernent les ovnis, les OGM, la santé ou le climat, nous concernent tous ; nous devons apprendre à composer avec ces « non humains » dont nous découvrons chaque jour un peu plus l’importance, même s’ils n’ont pas tous le même statut ou le même impact sur nos vies. Il est important que nous nous mettions tous à la lecture et à la pratique des sciences.
Les rationalistes se scandalisent aujourd’hui de la montée des théories du complot au lieu de reconnaître leur rôle dans la diffusion de ces théories. Qui n’a jamais entendu cette fable à propos du complot que l’Eglise aurait mis en place au XVIIe siècle contre Galilée pour tenter de cacher ses découvertes, fable qui a tant alimenté notre imaginaire et notamment l’imaginaire des ufologues qui se perçoivent volontiers comme des Galilée modernes. Cette fable, ce ne sont pas les ufologues qui l’ont inventé, mais les rationalistes aux XVIIIe et XIXe siècles dans leur effort pour dénoncer la religion. Et aujourd’hui au lieu de lire les historiens qui montrent que ce complot n’a jamais existé, ils proposent de construire un mur pour diviser toujours davantage les experts et le public, favorisant ainsi l’émergence d’autres théories du complot (sur ce que les scientifiques pourraient avoir à cacher etc). On sait ce qu’il faut penser des murs que certains veulent ériger entre les peuples. Ce n’est pas ainsi qu’on composera le monde, et même le cosmos, que nous devons partager. Sans parler du risque de passer à côté des surprises qui nous attendent peut-être de l’autre côté.
J’ai conscience d’aller probablement au-delà des propositions que Xavier Passot serait prêt à faire, mais en tant que premier lecteur privilégié de son livre, et après de longues discussions avec lui, je sais que son ouvrage amorce un dialogue, preuve qu’il n’est pas dans une position de rejet. Je propose qu’on le lise en gardant cela en tête car, comme le remarque la philosophe Isabelle Stengers, « l’avenir où nous “saurions” ce que désigne le sigle ovni est peut-être un avenir où l’on s’étonnera de ce que si longtemps les sciences aient été sourdes aux problèmes qui préoccupent l’opinion. »
Pierre Lagrange
I. À la suite de Jacques Patenet, d’Yvan Blanc et avant Jean-Paul Aguttes, également ingénieurs.